Guerre en Ukraine et spectre de la faim : faut-il (vraiment) produire plus ?

Ce dossier est tiré du numéro 135 du magazine Transitions.


Difficile d’ignorer les images partagées abondamment par les médias depuis le mois de février: les Russes ont envahi l’Ukraine. À un contexte alimentaire mondial préalablement menacé par les changements climatiques et déstabilisé par la crise sanitaire, viennent aujourd’hui s’ajouter les conséquences des tensions issues de l’invasion russe de l’Ukraine. Non seulement ce conflit entraine une augmentation du cout de la vie et par conséquent, impacte des populations à travers le monde. Mais il a aussi rapidement donné lieu à des conséquences désastreuses sur les marchés alimentaires mondiaux, les deux pays d’Europe de l’Est faisant partie des principaux exportateurs de blé, de maïs, de colza et d’huile de tournesol. La FAO, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, estime ainsi que la guerre en Ukraine pourrait menacer la sécurité alimentaire de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires. Ce qui amène une série d’institutions et de décideurs politiques à retaper sur le clou de la prétendue « solution » productiviste : il faut produire plus pour résoudre l’insécurité alimentaire mondiale. Mais cette réponse, qui en temps normal peine déjà à répondre au problème de la faim, est-elle vraiment pertinente dans le contexte mondial actuel ? Et si ce n’est pas le cas, quelles sont les pistes qui pourraient contribuer à réduire la faim dans le monde ?

Conséquences du conflit sur la sécurité alimentaire

Dans les zones d’interventions d’Iles de Paix, différentes conséquences du conflit russo-ukrainien sont déjà observables : pénuries de carburant, hausses du cout de la vie, etc. En effet, les pays dans lesquels est présent Iles de Paix, en Afrique de l’Ouest et Afrique de l’Est, sont extrêmement dépendants des importations de blé ukrainien et russe : le Bénin importe 100 % de son blé des deux pays en conflit, la Tanzanie un peu plus de 60 %, l’Ouganda et le Burkina Faso aux alentours de 55 %. Consommé principalement sous forme de pain, de pâtes alimentaires et de nouilles, le blé ne représente que 8 % des céréales utilisées en Afrique de l’Ouest. Ceci correspond à, plus ou moins, 20 kg par habitant par an, bien loin d’autres céréales telles que le sorgho (54 kg), le maïs (51 kg), le mil (49 kg) et le riz (43 kg). Ces chiffres permettent de relativiser la dépendance des pays de l’Afrique de l’Ouest aux importations russes et ukrainiennes, mais mettent en exergue un problème plus global : celui de l’augmentation du prix des produits alimentaires divers et du carburant suite à cette crise.

Au Pérou, même si les conséquences directes ne se font pas encore ressentir, la montée des prix des cours mondiaux dans l’agroalimentaire risque de se rajouter à un contexte économique difficile (le pays a subi une inflation annuelle de 24 %) suite aux crises politiques de ces dernières années.

Les ralentissements des exportations de produits alimentaires par la Russie et l’Ukraine ont ainsi conduit à une hausse significative des prix de l’agroalimentaire. Bien qu’il ne soit actuellement pas question de pénuries, les spéculations sur certaines denrées vont bon train et poussent globalement les prix à la hausse. Par conséquent, l’insécurité alimentaire s’installe. Le blé a, par exemple, déjà augmenté de 55 % en Europe. Et ces chiffres mènent à des situations critiques : François Grenade, chargé de plaidoyer chez Iles de Paix, explique que « certains consommateurs urbains dans les pays pauvres utilisent jusqu’à 80 % de leurs revenus pour l’alimentation. Si les prix de leurs aliments principaux doublent […] cela aura des conséquences catastrophiques ».

La hausse des prix des produits agricoles révèlera dépendance à l’importation et aux chaines d’approvisionnement, ainsi que la forte corrélation entre les prix des denrées, le prix des engrais synthétiques, du pétrole et du gaz. Or l’agro-industrie a recours à l’azote minéral et consomme énormément d’énergie. Les débuts de pénuries de carburants et les prix grimpants de l’énergie impactent donc directement le contenu de nos assiettes. Et cela entraine l’accentuation de l’insécurité alimentaire à laquelle bon nombre font déjà face. La déstabilisation engendrée par le conflit russo-ukrainien est donc une réelle menace. Comment y faire face ?

Qu’il s’agisse de la faim silencieuse et chronique, majoritaire, dont on ne parle que trop peu, ou d’une crise d’augmentation des prix des denrées de base, comme ce fut le cas en 2008 et à nouveau aujourd’hui, la réponse politique est souvent la même : produisons plus. Au lendemain des émeutes de la faim de 2008, les débats internationaux s’étaient rapidement orientés vers la question de « Comment nourrir le monde en 2050 ? », ou « Comment nourrir 10 milliards d’êtres humains ? ». Cette crise n’était cependant en rien liée au manque de denrées alimentaires au niveau global. Toutefois, la formulation du problème, nourrir le monde en 2050, appelait – et appelle encore aujourd’hui – une réponse productiviste, élaborée par les défenseurs du modèle agro-industriel.

Aujourd’hui encore, alors qu’il n’y a pas à court terme de problème de disponibilité et que nous disposons de suffisamment de nourriture, ce discours cherche encore à s’imposer dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : libérons la production de toute contrainte, ou risquons la famine ! Mais, ce discours n’explique en rien à quoi sert notre agriculture ou à quoi sont destinées les calories produites par celle-ci. En effet, 46 % des céréales produites en Wallonie nourrissent les animaux et 30 % produisent des agro-carburants. Ainsi, plus de 3/4 des céréales wallonnes ne nourrissent pas des estomacs humains.

Au niveau européen, nourrir les bêtes mobilise deux tiers des céréales produites. Si on inclut également l’ensemble des productions fourragères destinées à l’alimentation animale, trois quarts de la surface agricole européenne sont destinés à l’élevage. Et l’Europe importe encore l’équivalent de 20 % de sa surface agricole en soja pour satisfaire notre consommation de produits issus des animaux, contribuant ainsi à la déforestation. Cette question de l’usage des calories produites avait également été abordée dans le Baromètre des agricultures familiales de 2018, rédigé par Iles de Paix, SOS Faim et Autre Terre. La publication concluait qu’au niveau mondial, 57,4 % des calories produites n’étaient pas disponibles pour l’alimentation humaine, mais allaient plutôt à l’alimentation animale, aux agrocarburants, en pertes et gaspillage, etc. Pour réduire les tensions induites par la guerre en Ukraine sur les marchés agricoles, il existe donc un large réservoir de calories dans lequel nous pouvons aller puiser pour assurer la disponibilité alimentaire, sans remettre en cause les indispensables transformations de nos systèmes de production.


Car en réalité, cela fait 40 ans, depuis 1981, que la disponibilité globale de calories par habitant excède les besoins. Il y a aujourd’hui plus que ce qui est nécessaire pour nourrir l’ensemble des habitants de notre planète. Pourtant, la faim continue de toucher une personne sur dix. Pour assurer la sécurité alimentaire et le droit à l’alimentation, il ne suffit pas de produire suffisamment de denrées, il faut aussi que l’ensemble des êtres humains aient accès à cette nourriture produite, un accès physique mais aussi, surtout, un accès financier. C’est là que réside le problème principal de la sécurité alimentaire : l’accessibilité financière à l’alimentation. L’obstacle majeur est donc une question d’extrême pauvreté et d’inégalités croissantes.

Les limites de l’approche productiviste

En analysant attentivement les différents arguments avancés par la logique de produire plus pour nourrir plus, les incohérences et contradictions de ce discours émergent rapidement. Comme expliqué ci-dessus, l’ensemble des systèmes alimentaires produit en excès des calories pour nourrir l’entièreté de la population mondiale. Ce n’est donc pas la disponibilité de la nourriture qu’il faut remettre en cause, mais bien son accessibilité tant physique que financière. De plus, inciter à produire plus de manière intensive ne fera qu’augmenter la dépendance aux énergies fossiles comme le gaz naturel et par conséquent, à tous les pays producteurs de ces ressources finies. Quand certains politiques remettent en cause les normes qui protègent l’environnement en argumentant qu’elles sont des contraintes empêchant de nourrir la population mondiale, ne soyons pas dupes ! C’est bien l’ensemble des conséquences des changements climatiques, de la dégradation des sols, de la perte de biodiversité ou encore toutes les pratiques agro-industrielles qui entrainent un plafonnement des rendements des productions de céréales. L’industrie agroalimentaire n’est donc pas en ordre de marche pour affronter les défis de ce siècle, notamment ceux de s’affranchir des énergies fossiles, de restaurer les écosystèmes et de s’adapter aux changements climatiques en cours. Les appels à produire plus sans prise en compte des limites environnementales sont donc une fuite en avant.

Nourrir le monde différemment

Dans le contexte actuel, l’agroécologie et le soutien aux agricultures familiales se posent, une fois de plus, comme étant des approches logiques et censées, permettant une transition vers des systèmes alimentaires plus durables et résilients et donc, par conséquent, moins sensibles aux contextes de crise. Afin de baisser l’impact du contexte international sur l’accès à l’alimentation, il est indispensable de diminuer la dépendance des pays au marché international. Pour ce faire, le soutien aux agricultures familiales et le développement de l’agroécologie sont plus que jamais pertinents. Les agriculteurs familiaux, en plus de produire 80 % de la nourriture mondiale, dynamisent les économies rurales, créent de l’emploi et instaurent un système alimentaire plus inclusif grâce auquel tous ses acteurs peuvent vivre dignement. Les soutenir augmentera et diversifiera la production locale, tout en développant les marchés locaux et territoriaux. Le pays et sa population diminueront aussi leur dépendance aux produits d’importation. L’agroécologie, quant à elle, offre deux réponses à cette problématique. Tout d’abord, elle permet aux agriculteurs de s’affranchir presque totalement des énergies fossiles dans l’agriculture. En effet, la non-utilisation d’engrais chimiques et de grosses machineries permet de s’émanciper de l’utilisation du gaz naturel et du pétrole. Ensuite, elle augmente la résilience des petits producteurs les rendant, dès lors, moins vulnérables aux changements climatiques.

Des opportunités pour la transition ?

“Dans tous les évènements, il est important de voir les côtés positifs qui peuvent être apportés. Le Covid et la guerre en Ukraine sont des évènements qui amènent une redynamisation et un renforcement de la production locale.”

Edgar, Fondateur et créateur du Réseau bio AMAP Bénin

“Pour les entrepreneurs, la crise est presque une solution car elle pousse vers une production plus saine ! Il y a une accélération du choix vers des solutions plus durables. La guerre a une incidence sur les couts des produits importés et encourage vers une consommation plus locale. Par exemple, le prix de la farine de blé pousse à explorer la possibilité de produire des farines locales (manioc, patates douces, …) à moindre cout. Ça incite donc à changer l’utilisation des matières premières et à innover sur des farines localement fabriquées.”

Karim, Entrepreneur agricole – promoteur de l’entreprise Bénin grosserie (membre de Best) – Vice-Président Ramin (Réseau des acteurs de Made in Bénin)

Comment répondre à la crise ?

Cette nouvelle crise appelle donc des réponses urgentes à ne pas négliger : en premier, soutenir les programmes d’aide alimentaire d’urgence. En second, supporter les pays pauvres et très endettés et déployer avec eux des mécanismes permettant de garantir l’accès à l’alimentation aux plus vulnérables. Enfin, soutenir les pays particulièrement dépendants des denrées russes et ukrainiennes. De plus, elle appelle aussi des réponses à long terme. Celles-ci doivent s’attaquer aux enjeux globaux qui maintiennent nos systèmes alimentaires dans une crise permanente : sous-alimentation chronique, pauvreté rurale, inégalités, dépendance à des marchés alimentaires internationaux dérégulés, dépendance aux énergies fossiles, changements climatiques, dégradation des terres, perte de biodiversité, etc. Succomber aux sirènes de l’injonction productiviste, c’est mettre la complexité de ces enjeux sous le tapis au profit d’un simplisme, c’est nier l’impérieuse nécessité d’une transformation profonde de nos systèmes alimentaires. La résilience doit être au coeur de cette réponse à long terme. Renforcer la résilience implique de protéger et soutenir les capacités de productions locales vivrières, de diversifier cette production et de développer les marchés territoriaux. Renforcer la résilience implique d’investir dans l’agroécologie, qui ne repose pas sur des pratiques et intrants nocifs, qui est moins vulnérable aux fluctuations de prix de l’énergie et aux perturbations d’approvisionnement. Ce mode d’agriculture résiste mieux aux effets des changements climatiques et a des effets positifs démontrés sur la sécurité alimentaire. Pour accompagner ces changements profonds qui vont soutenir les agricultures familiales, des mécanismes de transparence et de régulation des prix sur les marchés internationaux doivent être renforcés pour limiter la volatilité, enrayer la spéculation et limiter le pouvoir des quelques multinationales spécialisées dans le négoce international des denrées. Des mécanismes de protection sociale doivent également être développés sur le long terme pour permettre aux urbains, de bénéficier d’un accès à une alimentation saine et nutritive. Enfin, des politiques ambitieuses doivent également être développées pour diminuer la pression exercée par la consommation de produits animaux et d’agrocarburants sur les terres, et sur la sécurité alimentaire. En d’autres mots, baisser la consommation de viande est une nécessité, tout comme stopper la production d’agrocarburants de première génération. Pour garantir la sécurité alimentaire, nous ne pouvons laisser aux seules règles du marché le loisir de décider qui, entre estomac humain, estomac de bétail et réservoir de voiture, va bénéficier des calories produites.

Conclusion

A la question « faut-il produire plus pour résoudre les menaces sur la sécurité alimentaire mondiale induites par la guerre en Ukraine ? », Iles de Paix y répond par la négative. Ce dossier a démontré que l’insécurité alimentaire n’est due ni à un manque de production, ni à manque de ressources, mais bien à une inaccessibilité principalement financière de l’alimentation. Ce sont notamment le commerce international, la dépendance de l’agro-industrie aux engrais synthétiques et les spéculations émanant du contexte actuel qui entrainent une hausse globale des prix des denrées agroalimentaires, plongeant les plus démunis dans une insécurité alimentaire encore plus alarmante. Pour répondre à cette crise, et aux suivantes, de manière durable, une alternative à la pensée productiviste est donc nécessaire. Une réponse directe en apportant un soutien aux plus touchés est indispensable. Mais des transformations sur le long terme et vers des systèmes alimentaires durables sont cruciales. En plus de mettre en place des solutions qui rendraient ces systèmes plus résilients en soutenant les petits agriculteurs et l’agroécologie, il faut aussi, d’une part, amener les dirigeants à poser une régulation sur le marché international afin que celui-ci ne soit plus en mesure de déstabiliser les marchés locaux. Et d’autre part, les pousser à développer des politiques énergétiques et économiques garantissant une sécurité alimentaire pour tous, plutôt qu’avantageuses uniquement pour les multinationales.

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