Le droit à l’alimentation, une question de dignité humaine ?
Analyse Iles de Paix, Antoinette Deliège, 27 décembre 2022.
Aujourd’hui plus que jamais, le droit à l’alimentation est un véritable enjeu humain, alors que la faim dans le monde ne cesse d’augmenter pour la 6ème année consécutive. Pandémie de Covid, crises économiques et guerre en Ukraine ne sont pas étrangers à ces constats, mais au-delà de ces chocs sociétaux traumatisants, les systèmes alimentaires dominants sévissent aux quatre coins du globe. A l’aube de 2023, à l’ère de la soi-disant surpuissance de l’Homme et des développements technologiques en tous genres, comment pouvons-nous agir face aux 828 millions de personnes qui souffrent de la faim ? Quel impact l’insécurité alimentaire a-t-elle sur la vie de ces individus et sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes ?
A l’heure actuelle, se nourrir, manger à sa faim, avoir accès à des nutriments de qualité sont toujours des privilèges. La dignité humaine serait-elle seulement l’apanage de certains ?

La faim dans un monde d’opulence
Mettre un terme à la faim est le 2ème objectif des « Objectifs de Développement Durables » que les Etats se sont engagés à atteindre d’ici 2030. Or le monde perd bel et bien du terrain dans la lutte pour éliminer la faim et la malnutrition, selon un dernier rapport de l’ONU[1]. En 2021, 828 millions de citoyens souffraient de la faim à travers le monde, soit une hausse de 46 millions de personnes par rapport à 2020 et de 150 millions depuis l’apparition de la pandémie de covid-19. Au total, c’est un peu plus de 10 % de la population mondiale.
Au-delà de ces chiffres atterrants, pointons certains groupes spécifiquement touchés par la faim, car il s’agit ici d’un véritable paradoxe. En effet, 80 % des personnes souffrant de la faim[2] sont eux-mêmes acteurs du système alimentaire : il s’agit d’agriculteurs, d’éleveurs, de pêcheurs et de leurs familles. Produire de la nourriture et ne pas pouvoir se nourrir suffisamment : voilà en quoi tient le paradoxe de la faim.
L’impact de la faim sur la dignité de chacun
« La faim est une honte et une atteinte à la dignité humaine » proclamait la Commission européenne il y a 43 ans (!) déjà : « Ne pas avoir suffisamment à manger pour satisfaire ses besoins nutritionnels essentiels porte atteinte aux droits de l’homme fondamentaux ». Ou encore, « Les droits de l’homme commencent par un petit-déjeuner », disait Léopold Sédar Senghor (ancien Président de la République du Sénégal). En effet, comment jouir pleinement de ses libertés fondamentales ou de ses droits civiques et politiques si l’on vit dans la peur, l’insécurité et le besoin, si l’on est sous-alimenté, illettré ou injustement exclu[3]?
Fondement de l’approche de développement basée sur les Droits humains, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme reconnaît dès 1948 que tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité (article 1er). Mais comment développer cette dignité humaine ? Pour certains, il s’agit d’un concept bien abstrait, voire parfois subjectif. Parle-t-on de conditions de vie acceptables, de respect intrinsèque de chaque être humain ? Quels sont les ingrédients de la dignité humaine ?
Les paysannes et paysans, des acteurs incontournables
Quand on connait le profond paradoxe qui existe autour de la faim, il semble important de donner la parole à un représentant du monde paysan, hautement sensible à la notion de dignité et qui a longuement travaillé sur ces questions.
Pour Deogratias Niyonkuru, auteur du livre « Pour la dignité paysanne »[4] et à la tête d’une association visant à accroître l’autonomie des paysans et à construire avec eux des modèles économiques et sociaux viables, les éléments clés de la dignité se résument ainsi :
-L’estime de soi
-L’accès aux services de base (se nourrir, se soigner, se loger, fonder une famille, scolariser les enfants, etc.)
-La capacité de se valoriser dans la société
-La capacité d’accéder aux instances de décisions
-L’achèvement spirituel.
Pour ce spécialiste de terrain, « L’estime de soi est sans doute la partie la plus difficile à construire (…) ; cela dit, elle reste la fondation, le socle indispensable sur lequel se bâtit la force de se renouveler, de prendre des risques et d’avancer vers de nouveaux horizons ». Il va plus loin : « … (Le paysan) a le sentiment d’impuissance et de résignation. Tous les efforts pour l’aider à améliorer sa production resteront vains si cette barrière fondamentale n’est pas levée. L’amélioration de systèmes de production passe donc avant tout par la reconstruction du « moi » des paysans ».
La réponse –partielle– au paradoxe de la faim passerait-elle d’abord par la reconnaissance individuelle de chaque paysanne et paysan? Ensuite par la (re-)valorisation d’un métier séculaire pour lutter contre l’exode des populations rurales et garantir un système alimentaire qui promeut une agriculture locale et plus durable?

Un cercle vertueux
L’approche de travail cultivant l’autonomie et la prise d’initiative semble essentielle pour franchir cette barrière fondamentale menant à l’estime de soi. Selon Marie Wuestenberghs, Directrice générale de l’ONG Iles de Paix, « Le chemin compte autant que l’objectif au bout de la route ». En effet, Iles de Paix n’a pas pour mode opératoire d’apporter une solution toute faite dans l’assiette des familles avec lesquelles elle travaille. Au contraire, son approche consiste à amener les familles paysannes à trouver leurs propres solutions, via une co-construction de paysans à paysans. A la clé, une confiance retrouvée et de la dignité. Mais aussi, une autonomie bien plus grande, permettant de faire face aux problématiques futures.
A travers ses programmes en Afrique et en Amérique latine, Iles de Paix cherche donc à créer un effet domino. Travailler les sols, améliorer les productions paysannes, diversifier les cultures conduisent au droit à l’alimentation pour tous. Grâce à de meilleurs rendements, ce sont aussi les conditions de vie de chaque famille qui sont améliorées. Mais si l’estime de soi et la fierté entrent aussi dans la danse, alors un cercle vertueux s’opère.
Souvent absente des indicateurs officiels des programmes de développement, l’auto-estime est pourtant un fil rouge des actions menées au quotidien par l’ONG. On la touche du doigt lorsqu’un paysan tanzanien se tient fièrement au côté du Ministre de l’agriculture et de représentants universitaires pour leur expliquer les caractéristiques de ses propres semences, alors que le système semencier paysan est fustigé par le gouvernement local et souvent perçu comme peu rentable, voire démodé. Autre exemple lorsqu’un paysan béninois, sceptique à la base, adopte une technique pour créer de l’engrais biologique liquide et se rend compte qu’il est tout à fait capable de le produire lui-même, puis de partager ses connaissances avec ses pairs.
La dignité : 2 faces d’une même pièce
Si l’estime de soi est un vecteur de dignité, il n’est pourtant pas aisé de contrer des décennies de doutes personnels et collectifs. Pour y parvenir, il s’agit souvent de convaincre d’abord ces hommes et ces femmes qu’ils ont la capacité d’agir, qu’ils sont acteurs de leur vie et que le « self-help » proposé par Dominique Pire (Prix Nobel de la Paix et Fondateur d’Iles de Paix) est plus que jamais d’actualité. Car chacun a le pouvoir de (re)prendre son destin en main et de (re)considérer son avenir d’une façon positive, à sa manière. Se résigner n’est pas une option. Il en va de la dignité de chacun.
Cette posture engagée veut lutter contre le fatalisme et la résignation, notamment du monde rural. Un secteur bien trop fréquemment dévalorisé aux yeux des consommateurs, des autorités, de la société en général.
Mais on ne peut véritablement parler de dignité humaine que si tous les protagonistes en sont convaincus : l’auto-estime retrouvée par les paysans grâce aux victoires de terrain ne peut suffire à les mener à la dignité humaine si la société ne leur délivre pas le respect et la reconnaissance attendus. C’est pourquoi, il est essentiel de favoriser une approche multidimensionnelle : celle-ci englobe un travail avec les familles d’agriculteurs, les consommateurs et les autorités locales pour que les producteurs de notre alimentation jouissent des mêmes droits que tout autre citoyen.
Le temps de l’action ?
Sur base des « Objectifs de Développement Durables » à atteindre en 2030, il reste 8 années pour éradiquer la faim… Le défi est là, énorme, en sachant qu’une « simple » approche productiviste ne résoudra pas la question de la faim. Et encore moins celle de la dignité humaine qui se pose à travers les zones rurales du globe.
D’ailleurs, ces problématiques ne sont-elles pas transposables en Europe ? En Belgique ? Les producteurs, maraichers, éleveurs jouissent-ils, ici, de reconnaissance et de conditions de travail dignes ? Plus largement, l’accès à une alimentation en suffisance et de qualité est-il vraiment le fait de chaque Belge ?
A ce jour, relevons que 100 000 personnes[5] sont exposées à l’insécurité alimentaire grave en Belgique. Des personnes qui ne mangeront peut-être pas aujourd’hui.
Remettre en question les choix politiques et économiques de pays tiers ne dispense pas de questionner les siens. Nous y reviendrons…
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FOCUS
Les stades de l’insécurité alimentaire
Lorsqu’une personne n’a pas un accès régulier à une quantité suffisante d’aliments sains et nutritifs, on dit qu’elle est en insécurité alimentaire. Celle-ci peut être due à l’indisponibilité de nourriture ou au manque de ressources pour s’en procurer. La FAO distingue trois niveaux d’insécurité alimentaire : légère, modérée et grave.

[1] SOFI 2022, rapport de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) sur l’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde
[2] Vidéo d’animation « Paradoxe de faim », Iles de Paix et SOS Faim, 2020 (https://paradoxedelafaim.org/)
[3] La Libre Belgique, S. Vt.
[4] « Pour la dignité paysanne. Expériences et témoignages d’Afrique, réflexions, pistes méthodologiques », édition GRIP, 2018.
[5] Histoire interactive de la FAO: https://www.fao.org/interactive/state-of-food-security-nutrition/fr/ #SOFI2022