« Nourrir le monde en 2050 », avec les agricultures familiales

Comment nourrir le monde en 2050 ? Cette question légitime est devenue le centre de la réflexion et du débat public sur la sécurité alimentaire. Mais est-il possible d’envisager le futur de l’alimentation et de l’agriculture à travers un autre filtre ? L’augmentation de la production est-elle le défi fondamental du système alimentaire ?

Cet article est issu du Baromètre des agricultures familiales 2018, une publication de Iles de Paix, SOS Faim et Autre Terre.

Tout qui s’intéresse de près ou de loin à la faim dans le monde, au système alimentaire et à l’agriculture mondiale voit directement son attention focalisée sur une question : comment nourrir le monde en 2050 ? Comment assurer la sécurité alimentaire pour une planète qui abritera 9,7 milliards d’êtres humains ? Cette question, tel un mantra, est répétée et reprise en chœur par les chercheurs, les institutions internationales et les responsables politiques. Si la question est légitime, elle focalise cependant notre attention sur une partie de la réalité. Elle entraîne systématiquement des considérations liées à l’explosion démographique et appelle de manière subliminale une réponse productiviste : la priorité est à l’augmentation de la production et à l’amélioration des rendements.


Une question qui n’est pas neutre
Comment nourrir le monde en 2050 ? Cette question n’est pas neutre. Alors que les années 1990 et le début des années 2000 ont été caractérisés par un très faible intérêt pour le secteur agricole dans les espaces de décision internationaux, la crise alimentaire de 2008 a remis la sécurité alimentaire au cœur des agendas. Cette crise trouvait son origine dans une série de facteurs qui n’étaient en rien liés au manque de denrées alimentaires au niveau global. La réponse internationale a pourtant immédiatement été centrée sur le besoin d’accroître la production mondiale, et le débat s’est rapidement orienté sur l’horizon 2050. Dès 2008, des appels ont été lancés pour doubler la production mondiale. Quelles sont les raisons qui ont amené le débat à prendre cette tournure ?

Selon Eve Fouilleux, Nicolas Bricas et Arlène Alpha[i], cette hégémonie du discours productiviste démontre les rapports de force au sein des institutions en charge de l’agriculture et de la sécurité alimentaire. Différents facteurs encouragent cette hégémonie: la prédominance des institutions agricoles et agronomiques (au détriment d’institutions chargées de la santé et des enjeux nutritionnels, de lutte contre la pauvreté ou d’accès aux droits par exemple); la puissance des acteurs privés et de leurs réseaux dans la gouvernance globale et leur capacité à influencer le débat; et enfin les disparités de ressources entre les différentes catégories d’acteurs qui génèrent des différences dans le poids qui est accordé à leur parole.

Certains acteurs tiennent particulièrement ce discours. Ainsi, les multinationales, et particulièrement celles qui sont en amont de la production agricole (semences, engrais, produits phytosanitaires), ont un discours purement productiviste : elles mettent largement en avant, dans leur communication, la mission de nourrir le monde et s’annoncent comme la solution pour atteindre la sécurité alimentaire dans le futur, elles promeuvent une approche purement technique loin de toute remise en cause du système. Ensuite, les initiatives internationales qui se sont saisies de la sécurité alimentaire (comme la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle, initiée par le G8) et les grandes fondations mettent également l’emphase sur l’augmentation de la production agricole. Derrière ces initiatives et fondations plane l’ombre des intérêts financiers du secteur agroalimentaire, elles développent donc sans surprise une approche productiviste et misent sur un rôle renforcé du secteur privé dans le développement agricole. Enfin, les syndicats agricoles occidentaux majoritaires usent également de ce paradigme productiviste : produire plus pour nourrir le monde est une stratégie qu’ils mettent régulièrement en avant pour défendre leurs intérêts.

L’enjeu n’est pas uniquement démographique
Faudra-t-il produire plus de denrées en 2050? Les études les plus récentes estiment que la demande globale de produits agricoles va augmenter de 60 à 120%. Selon David Tilman[ii], la demande devrait augmenter de 100% en calories et de 110% en protéines entre 2005 et 2050. Dans une nouvelle étude publiée en juillet 2018[iii], il est estimé qu’une augmentation calorique de 119% serait nécessaire dans un scénario de « business as usual ». La FAO a quant à elle revu ses estimations à la baisse en 2012[iv] et prévoit une augmentation de 60% entre 2005/2007 et 2050. L’augmentation de la démographie mondiale est évidemment un élément important de ces estimations, puisque nous serons entre 9 et 10 milliards à l’horizon 2050. Mais le développement socioéconomique, l’augmentation des revenus est également un facteur primordial. David Tilman identifie un lien régulier entre les revenus et la demande agricole : depuis 1960, la demande globale des produits agricoles a augmenté en fonction du revenu réel par habitant. Avec l’amélioration des revenus, les régimes alimentaires se transforment et deviennent plus riches (en calories, en alimentation animale) et plus gourmands en surface cultivée. En conclusion, si l’augmentation de la population est un facteur essentiel, elle n’est qu’une partie du problème : les changements de régime alimentaire sont également à prendre en compte.

Produire plus et respecter l’environnement, une équation possible ?
Les projections indiquent donc clairement une augmentation de la demande, comment pourrons-nous y faire face ? Entre 1963 et 2005, une augmentation importante de la production a été permise par l’incroyable augmentation des rendements des principales cultures. Cela n’a cependant pas suffi à combler la demande, et les surfaces cultivées ont augmenté de 30%. La croissance des rendements futurs fait l’objet de débats, mais beaucoup s’accordent sur le fait que cette croissance va diminuer. L’augmentation de la demande alimentaire ne pourra donc qu’en partie être comblée par la croissance des rendements. Selon certaines études, l’expansion des terres agricoles pourrait ainsi se poursuivre dans les 40 prochaines années au même rythme que pendant les 40 dernières. Les contraintes environnementales (déforestation, perte de biodiversité, émissions de carbone) requièrent pourtant de restreindre au maximum l’expansion agricole. L’enjeu est dès lors d’augmenter la production sans augmenter les surfaces agricoles, tout en veillant à éviter les dégâts sociaux et environnementaux liés à l’intensification agricole et à la révolution verte. Est-il réellement possible de résoudre une telle équation ?

Alors que 37% des terres émergées sont consacrées à l’agriculture, les contraintes environnementales requièrent de restreindre l’expansion agricole.

Alors que 37% des terres émergées sont consacrées à l’agriculture, les contraintes environnementales requièrent de restreindre l’expansion agricole.

Dissocier l’enjeu de la sécurité alimentaire de celui de la production
Selon la FAO, 2 353 kcal par personne et par jour suffisent pour satisfaire les besoins alimentaires au niveau global. En réalité, cela fait plus de 30 ans, depuis 1981, que la disponibilité globale de nourriture par habitant excède les besoins, il y a donc aujourd’hui plus que ce qui est nécessaire pour nourrir les 7,6 milliards d’habitants de notre planète. Pourtant, la faim est toujours bien d’actualité. La malnutrition est aussi bien plus large que l’unique sous-alimentation, qui touche déjà 821 millions de personnes – pour la plupart agricultrices et agriculteurs. Ainsi, la faim cachée, c’est-à-dire les carences en nutriments, touche plus de 2 milliards de personnes. Enfin, au moins 2 milliards de personnes consomment trop de calories alimentaires. Comme les carences en nutriments touchent les personnes qui peuvent également être sous-alimentées ou en surpoids, environ la moitié de la population humaine est affectée par des problèmes de malnutrition. En 1983, Amartya Sen démontrait que l’insécurité alimentaire était bien plus le résultat de la pauvreté, d’un manque d’accès à la terre et aux moyens de production que de pénuries d’aliments. En 1993, le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali déclarait : « Le monde produit maintenant suffisamment de nourriture pour se nourrir. Le problème n’est pas simplement technique, c’est un problème d’accès aux denrées, de distribution et de droit. Avant tout, c’est un problème de volonté politique »[v]. La sécurité alimentaire est encore aujourd’hui bien plus un problème d’accessibilité aux aliments (donc de pauvreté), qu’un problème de disponibilité (donc de production). Les projections d’augmentation de la demande servent donc aujourd’hui de justification pour intensifier la production sans remettre en question les causes systémiques de l’insécurité alimentaire, parmi lesquelles la pauvreté et les inégalités figurent en première ligne. La recherche scientifique est également orientée de manière prédominante vers l’augmentation de la productivité des cultures : ainsi, seuls 6% des publications relatives à la sécurité alimentaire durant les 25 dernières années ont traité du genre, de la justice et de l’équité.

Il est possible d’assurer la sécurité alimentaire avec la production agricole actuelle.

L’intensification de la production agricole ne correspond pourtant pas systématiquement à une amélioration de la sécurité alimentaire, une récente étude[vi] semble même indiquer le contraire : via l’analyse de 60 études d’impacts de l’intensification agricole sur l’environnement et le bien-être humain, il est apparu qu’il y a très peu de preuves d’impacts positifs et qu’au contraire, les impacts négatifs au niveau social et environnemental sont monnaie courante. Les bénéfices sont souvent distribués de manière inéquitable et favorisent les individus en meilleure posture au détriment des plus pauvres. Une autre étude publiée en 2015[vii] constate que, sur la période de 1970 à 2012, l’augmentation de la production agricole n’a pas été la cause principale de l’amélioration de la nutrition infantile: la diversité des régimes, l’assainissement, l’accès à l’eau et l’éducation des femmes ont été des facteurs tout autant voire plus importants. Entendons-nous : la question de l’augmentation de la production alimentaire a été et demeure une stratégie importante, c’est le focus unique sur cette production et la façon dont elle est envisagée qui sont ici contestés.

57,4% des calories produites ne sont pas disponibles pour l’alimentation humaine.

Remettre en cause les usages de la production agricole

Une question bien trop souvent mise au placard dans les réflexions sur la sécurité alimentaire et l’horizon 2050 est la suivante : que faisons-nous de nos productions agricoles aujourd’hui ? Peu d’études se sont concrètement penchées sur la répartition mondiale des calories alimentaires selon les usages, nous en avons relevé deux[viii] dont nous pouvons tirer un enseignement éclairant : aujourd’hui, moins de la moitié des calories produites par l’agriculture finissent dans les estomacs humains (voir infographie ci-dessus).

Zoom sur l’élevage

29,3% des calories produites par le système agricole sont destinées à l’alimentation animale, il s’agit donc d’un poste important dans l’attribution des calories cultivées. La place de l’élevage est donc centrale dans notre système de production agricole, une étude de 2011[ix] analyse ainsi que 75% des terres agricoles sont consacrées à la production animale, (dont 40% des terres cultivables, le reste étant constitué des pâtures).

Il apparaît que le taux de conversion global de calories végétales en calories animales est seulement de 11 à 12%, autrement dit, si nous donnons 100 calories végétales à un animal, nous ne pourrons en consommer en lait et en produits carnés qu’à hauteur de 12 calories. Les pertes caloriques sont donc énormes pour les animaux nourris exclusivement avec des denrées alimentaires : 88 à 89% des calories y sont perdues. Cependant, les animaux ruminants consomment également beaucoup de calories issues des pâtures, ce qui est très intéressant car ce sont des calories qui ne sont pas assimilables par l’être humain. Les systèmes pastoraux et herbagers viennent donc gonfler l’apport de l’élevage à l’alimentation humaine : sur le total des 29,3% de calories agricoles attribuées aux animaux, 10% des calories reviennent dans l’alimentation humaine sous la forme de produits carnés, avicoles et laitiers.

Le propos n’est pas de promouvoir nécessairement un régime végétalien. Il est de montrer l’importance de l’élevage dans l’usage des calories agricoles. Afin d’augmenter la disponibilité de calories pour les êtres humains, une diminution de la consommation de produits animaux est à encourager, ainsi qu’une priorisation de l’élevage issu de systèmes herbagers et pastoraux.

Zoom sur les agrocarburants, les pertes et les gaspillages

Parmi les différents usages non alimentaires,qui représentent plus de 13% des calories alimentaires dans l’étude mentionnée, les agrocarburants de première génération (c’est-à-dire issus de cultures traditionnellement dédiées à l’alimentation) prennent une place de plus en plus importante. L’utilisation des agrocarburants a ainsi augmenté de plus de 600% entre 2000 et 2015, ce qui a monopolisé une part grandissante de calories issues de l’agriculture, et cette part risque encore d’augmenter dans le futur. Cet usage fait évidemment concurrence à l’usage alimentaire. Concernant les pertes et gaspillages, la FAO estime qu’ils correspondent à un tiers du volume de production. En termes de calories, cela correspond plutôt à 22% des calories produites.

Remettre en cause la demande

Nous pouvons donc considérablement augmenter la disponibilité des aliments dans le monde sans augmenter la production. Il est ainsi théoriquement tout à fait possible d’assurer la sécurité alimentaire des humains aujourd’hui, mais également en 2050, avec la production agricole actuelle. Quatre milliards de personnes de plus pourraient ainsi être nourries, si on empêchait que les calories issues de l’agriculture soient dirigées vers les animaux et les agrocarburants.

Dans les projections pour nourrir le monde, les évolutions des demandes de produits agricoles sont prises pour argent comptant, comme si leur évolution était indépendante de tout autre facteur, ce qui est largement contestable. Il est donc essentiel de gérer la demande, plutôt que de simplement essayer de la rencontrer. L’usage alimentaire doit être priorisé par rapport à d’autres usages, mais les forces du marché amènent actuellement à une allocation inefficace des ressources agricoles mondiales. Des régulations et des interventions sont donc nécessaires car le changement est peu probable s’il repose uniquement sur les actions individuelles indépendantes et sur la bonne volonté des industries.

L’utilisation des agrocarburants a augmenté de plus de 600 % en 15 ans.

Changer le paradigme

Comme nous avons pu le voir, la réponse productiviste est largement insuffisante et elle ne répond que très partiellement à la problématique de la sécurité alimentaire. Premièrement, elle en omet une partie des causes (la pauvreté, les inégalités) et elle en a une vision étriquée (la sécurité alimentaire ne se limite pas à un manque de calories, les carences en nutriments et l’obésité en font également partie). Deuxièmement, elle encourage une intensification agricole qui a largement montré ses limites sociales et environnementales.

Troisièmement, la réponse productiviste délaisse la question des usages faits des produits agricoles or, comme nous l’avons démontré, il est possible d’augmenter sensiblement la disponibilité d’aliments sans pour autant produire plus, étant donné qu’une majorité des calories produites ne terminent pas dans nos assiettes. L’intensification agricole a clairement joué dans le passé contre les petits producteurs agricoles, et l’agriculture familiale en général, en favorisant les plus gros producteurs, en augmentant les inégalités et en impactant négativement l’environnement. La peur de la pénurie permet de voir toute autre conséquence négative du système agricole comme un moindre mal, et donc de ne pas remettre en cause le système et ceux qui en profitent. Il est maintenant temps de sortir de ce paradigme productiviste. Le business as usual dans l’agriculture a un coût environnemental, sanitaire et social qui ne sera pas tenable à long terme. Il est nécessaire de passer d’une réflexion qui vise simplement à produire plus de nourriture à une réflexion qui englobe l’ensemble du système alimentaire, de la fourche à l’assiette, et mesure ses différents impacts, non seulement pour la sécurité alimentaire, mais également pour les écosystèmes, la santé publique et le bien-être social en général.

Pertes et gaspillages alimentaires au niveau mondial (kcal)

Les agricultures familiales pour nourrir le monde en 2050

Mettre les agricultures familiales au centre de l’approche est fondamental, car elles fournissent la majeure partie des aliments au niveau mondial, et assurent des revenus à près de 500 millions de ménages à travers le monde. Au sein des agricultures familiales, les agricultures à petite échelle sont largement majoritaires ; alors que celles-ci sont très peu soutenues par les politiques publiques, il est prouvé qu’elles produisent une plus grande diversité d’aliments, qu’elles produisent plus à l’hectare que les plus grandes exploitations et qu’elles destinent une plus grande part de leur production à l’alimentation humaine[x]. Développer des approches agroécologiques qui diminuent les impacts négatifs de la production agricole est également nécessaire, ces approches sont d’ailleurs particulièrement bien adaptées aux réalités des agricultures familiales. Des solutions existent et ont prouvé leur efficacité, mais le récit joue toujours aujourd’hui en faveur du productivisme agricole, et le mantra « nourrir le monde en 2050 » y participe. Bien plus qu’ailleurs, c’est sur le terrain des idées, sur le territoire immatériel, que se joue le combat qui décidera de notre système alimentaire de demain, travaillons donc à déconstruire ce discours, et à en proposer d’autres.

Un article de François Grenade


[i] Eve Fouilleux, Nicolas Bricas, Arlène Alpha (2017) « Feeding 9 billion people’: global food security debates and the productionist trap » Journal of European Public Policy, 24:11, 1658-1677

[ii] David Tilman, Christian Balzer, Jason Hill, Belinda L. Befort (2011), « Global food demand and the sustainable intensification of agriculture », Proceedings of the National Academy of Sciences.

[iii] Berners-Lee M, Kennelly C, Watson R and Hewitt CN. (2018), « Current global food production is sufficient to meet human nutritional needs in 2050 provided there is radical societal adaptation », Elem Sci Anth.

[iv] Alexandratos and Bruisma (2012), World agriculture towards 2030/2050: The 2012 revision, FAO.

[v] Boutros Boutros-Ghali, Conference on Overcoming Global Hunger, Washington DC, 30 novembre 1993.

[vi] Laura Vang Rasmussen et al., 2018, Social-ecological outcomes of agricultural intensification, Nature Sustainability.

[vii] Smith LC, Haddad L., 2015, « Reducing child undernutrition: past drivers and priorities for the post-MDG

[viii] Emily S Cassidy et al., 2013, « Redefining agricultural yields: from tonnes to people nourished per hectare », Environmental Research Letters. Berners-Lee M, Kennelly C, Watson R and Hewitt CN. (2018), « Current global food production is sufficient to meet human nutritional needs in 2050 provided there is radical societal adaptation », Elem Sci Anth.

[ix] Foley J. A. et al., 2011, Solutions for a cultivated planet, Nature.

[x] Ricciardia V., Ramankuttya N., Mehrabia Z., Jarvisa L., Chookolingoa B. (2018), « How much of the world’s food do smallholders produce?», Global Food Security 17.

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