La coopération au développement est-elle (encore) utile ? (Partie 2 : vers un futur alternatif)
Analyse Iles de Paix, Olivier Genard, septembre 2022.
Dans la première partie de cette analyse publiée en juin dernier sur le site d’Iles de Paix, nous avons vu qu’un courant de remise en question de la coopération au développement prend aujourd’hui de plus en plus d’ampleur. Cette remise en cause est apparue dans le sillage du mouvement “Black Lives Matters” qui a mis en évidence le racisme systémique qui subsiste dans nos sociétés. Dans ce contexte, le secteur de la solidarité internationales, habitué à se questionner sur ses pratiques, s’est rapidement engagé dans un processus introspectif. Il en résulte notamment le constat de relations de pouvoir déséquilibrées entre les ONG internationales et leurs partenaires locaux. Malgré les nombreuses évolutions du secteur au cours des décennies passées, force est de constater que la coopération internationale reste teintée de relents paternalistes (voire colonialistes diront certains).
Malgré ces faiblesses, si on regarde objectivement, de beaux résultats peuvent être présentés. A divers niveaux, les ONG ont apporté une contribution substantielle dans le combat contre la pauvreté et l’injustice ou dans la structuration d’une société civile à l’international. Néanmoins, pour s’adapter aux réalités du 21ème siècle, il apparait que la coopération doit opérer de nouvelles mutations profondes et que les acteurs qui la portent doivent se remettre en question. Mais quels pourraient être les futurs alternatifs de la coopération au développement ? C’est ce que nous allons essayer de voir ci-après.

Les nouveaux challenges du secteur de la coopération internationale
Décoloniser l’aide
Décoloniser l’aide apparait aujourd’hui comme un défi quasi existentiel du secteur de la coopération internationale. En effet, de plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer le fonctionnement actuel de la coopération qui reste teinté de paternalisme et qui ne permet pas aux communautés concernées de choisir librement leur chemin de développement. Diverses études réalisées récemment au sein du secteur mettent notamment en avant les éléments suivants :
- La participation limitée des Organisations de la Société Civile africaines (OSC) à la prise de décisions stratégiques et financières sur les projets financés par les ONG Internationales (ONGI) signifie que les décisions sur les thèmes, les zones et la durée des interventions restent majoritairement déterminées par les agendas de ces ONGI, et cela se produit parfois sans tenir compte des valeurs locales. Pour renverser cet état de fait, les OSC africaines demandent à être mieux impliquées dans la prise de décision, afin de pouvoir réellement baser les interventions sur les priorités et les valeurs locales et assurer la pertinence et l’efficacité des interventions.
- Les politiques et les procédures sont généralement importées et imposées aux OSC africaines qui les trouvent souvent difficiles à comprendre et qui ont du mal à s’y adapter. Tel est le cas de certaines politiques, certains contrats, certaines normes ainsi que les modalités de rapportage des ONGI. Pire encore, ces documents sont souvent rédigés dans des langues différentes de celles des OSC africaines et leur traduction peut poser problème. Les partenaires demandent que les approches de gestion de projet et de partenariat soient mises en place de manière plus consensuelle.
- Un manque de transparence dans le chef des ONGI partenaires sur la gestion financière a été décrié quand les informations sur l’utilisation des fonds des bailleurs ne sont pas partagées avec leurs OSC partenaires – un sujet encore tabou à ce jour. Les OSC partenaires suggèrent qu’elles soient associées aux décisions liées à la répartition des ressources financières.
- Un sentiment de supériorité du Nord, des préjugés et des stéréotypes dénigrants, caractérisés par « la main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit », fait sentir aux OSC africaines que leurs droits ne sont pas respectés et qu’ils sont réduits au rang d’exécutants, de bénéficiaires et d’assistés. Sur ce point, les OSC partenaires recommandent de revoir le langage des projets et des partenariats. Elles demandent en même temps à leurs partenaires du Nord de les traiter avec respect et d’exercer une répartition plus équitable du financement.”

Sortir de la dichotomie Nord – Sud
La plupart des ONG belges sont issues de mouvements de solidarité des années 60 et 70. Leur mission était claire : sortir les populations des pays du “Sud” de la pauvreté en leur transférant notre modèle de développement. Pour ces ONG, le terrain des “projets” reste encore en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. En Belgique, leur action se cantonne essentiellement au plaidoyer et à l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Cependant, le monde dans lequel le secteur de coopération s’est construit a fortement changé :
- D’une part, des changements profonds se sont produits sur les plans géopolitiques, économiques et sociaux. Dans de nombreux pays du “Sud”, une classe moyenne a progressivement émergé dans les grandes villes grâce à des taux de croissance élevés. Mais dans ces économies à deux vitesses une part significative de la population est restée à la marge, révélant des niveaux d’inégalités extrêmes. Pendant ce temps, en Belgique, suivant l’étude EU-SILC de 2018 le nombre de personnes en situation de précarité est toujours plus élevé. En 2017 le risque de pauvreté a atteint 16,4 %. Il s’agit du niveau le plus élevé jamais mesuré et cela ne va évidemment pas s’arranger avec la crise énergétique exacerbée par la guerre en Ukraine que nous connaissons depuis quelques mois. Ainsi, la pauvreté change de visage : comme le démontre la courbe de l’éléphant de Branko Milanovic, les inégalités se creusent partout dans le monde, y compris dans notre propre société.
- D’autre part, nous sommes aujourd’hui confrontés à un ensemble de problèmes qui doivent urgemment être abordés au niveau mondial. En effet, si l’on se réfère au modèle des limites planétaires, six des neuf seuils de maintien de l’équilibre de notre biosphère sont déjà dépassés. Le changement climatique est évidemment la résultante la plus connue du dépassement de l’une de ces limites planétaires (en l’occurrence, la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre). Mais il faut également compter avec la perte de biodiversité, la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, le changement d’affectation des terres, la pollution par les métaux lourds, les composés organiques synthétiques et les composés radioactifs ainsi que la diminution de la disponibilité d’eau douce. Comme pour la question des inégalités évoquée plus haut, il est évident que ces problèmes de développement concernent toute l’humanité. Ainsi, mitiger de façon durable les conséquences du changement climatique sur l’agriculture en Afrique implique non seulement d’y adapter les pratiques culturales mais aussi, et même surtout, de limiter de façon drastique et urgente les émissions de gaz à effet de serre partout sur la planète.

- Enfin, le concept même très occidental du “développement” est également à remettre en cause. En effet, des décennies de développement se sont focalisées sur le transfert vers le “Sud” du modèle de développement du “Nord” considéré comme “le” modèle universel. Malheureusement, aujourd’hui on ne peut que constater les limites de ce modèle qui est à l’origine d’inégalités croissantes partout sur la planète, de la persistance de la faim dans le monde et du dépassement des limites planétaires. Le développement est donc à réinventer, probablement en s’inspirant des pratiques de solidarité et du “faire société” toujours vivantes au “Nord” comme au “Sud”. Comme le disait déjà Thierry Verhelst en 1994 dans “Des racines pour vivre”, les connaissances et savoir-faire autochtones en agriculture, médecine, droit… offrent des alternatives au développement à l’occidentale. Il est donc temps d’inventer des solidarités interculturelles nouvelles !
Comme on le voit, en matière de développement, il n’y a désormais plus de “Nord”, ni de “Sud” et, par conséquent, il est indispensable pour les ONG de sortir de cette dichotomie si elles veulent être à la hauteur des défis du 21ème siècle. Pour être pertinent et crédible, leur discours doit désormais porter sur les enjeux globaux du développement.
Vers un futur alternatif
Constater les nouveaux challenges auxquels le secteur de la coopération est confronté n’est pas une chose simple ; fournir les contours d’un futur alternatif l’est encore moins. En particulier, dans le contexte de crise que nous traversons aujourd’hui, la marge de manœuvre dont nous pouvons disposer pour opérer de nécessaires transformations risque d’être très limitée. Nous allons néanmoins essayer d’identifier quelques évolutions désirables pour les ONGI et les Organisations de la Société Civile Locale.
Des mécanismes “Programme” à la portée des populations concernées
Tous les partenaires de la coopération sont unanimes pour dire qu’en se professionnalisant, le secteur s’est malheureusement bureaucratisé à outrance. En se rendant très dépendants de bailleurs de fond institutionnels, les ONG de solidarité internationale se sont retrouvées dans un étau, à devoir appliquer des dispositifs et contraintes qui leur sont imposés, réduisant la marge de manœuvre des partenaires (et également à soutenir implicitement des jeux d’influence géostratégiques internationaux qui les dépassent). Cette situation a pour conséquence de verrouiller le système et maintenir les populations directement concernées dans une position subalterne de “bénéficiaire”. De ce fait, nombre de programmes ne correspondent ni à leur vision du développement, ni à leurs aspirations, ni à leur agenda. Aussi, pour améliorer la pertinence, l’efficacité et l’impact des programmes de développement, il est souhaitable que la Direction Générale du Développement revoie ses mécanismes d’octroi de subventions de façon à y accorder une plus large place aux populations et organisations de la société civile des pays partenaires. Par ailleurs, il est nécessaire que les ONG améliorent leurs pratiques de dialogue, de transparence et de suivi des programmes. Ces évolutions au niveau de l’administration et des ONG pourraient notamment se traduire comme suit :
- une information complète et transparente des partenaires sur le cadre réglementaire et administratif auxquelles les ONG belges sont soumises;
- dans le cadre de la formulation des programmes, un focus sur les résultats et impacts attendus par les populations actrices du développement plutôt que sur des analyses externes désincarnées de la pertinence, de l’efficacité, de l’efficience du programme et des risques associés;
- dans le cadre de la mise en œuvre du programme, un dialogue permanent permettant aux organisations locales d’ajuster les stratégies, méthodologies et activités cooptées dans un souci d’atteinte des résultats;
- dans le cadre des évaluations des programmes, des mécanismes privilégiant le retour d’apprentissages vers les organisations partenaires et populations concernées.
Du point de vue d’Iles de Paix, une relation de proximité des ONG belges avec leurs partenaires stratégiques et une coresponsabilité dans l’identification et la mise en œuvre des programmes est parfaitement compatible avec ces évolutions.
Un repositionnement stratégique et politique
Considérant l’évolution des organisations de la société civile dans les pays partenaires de la coopération, le temps est sans doute venu pour les ONGI de repenser leur rôle de terrain. Ceci implique notamment qu’en lieu et place de leur engagement de nature très opérationnelle, elles se réorientent progressivement vers de nouvelles formes d’action. On évoquera notamment l’appui conseil, le réseautage, la capitalisation, le partage d’expériences et la valorisation et diffusion de leçons apprises.
Par ailleurs, la poursuite de relations de collaborations entre les ONG belges et les OSC partenaires reste indispensable, notamment pour travailler conjointement sur les enjeux globaux évoqués plus haut ainsi que pour faire émerger des alliances pour défendre l’intérêt général, les générations futures, les populations marginalisées et l’environnement.
Ainsi, il est évident que les ONG sont désormais appelées à s’investir de façon de plus en plus intensive dans des actions de plaidoyer. Un travail d’incidence sur les politiques locales et internationales devient en effet incontournable pour inverser la tendance de dépassement des limites de la planète. Et dans ce sens, un travail en réseau est évidemment indispensable. C’est en effet en s’associant avec des organisations de la société civile qui, partout dans le monde, partagent les mêmes préoccupations, que les ONG seront en mesure d’influencer les opinions publiques et les gouvernements. Les ONG du futur devront donc être des organisations capables de s’associer avec leurs pairs pour décrypter les grands enjeux du développement mondial, formuler des positions communes et les défendre ensemble vis-à-vis de leurs gouvernements et dans les fora internationaux.
Il s’agit donc de changer les pratiques, les métiers mais pas de changer les missions. Car si le monde a changé, le besoin de justice, de respect des droits humains et des cultures humaines qui a vu naitre les ONG de « développement » reste cruellement nécessaire.
Un changement de perspective et ré-ancrage au sein de notre société
Pour être à la hauteur des défis du 21ème siècle, les ONG devront également s’émanciper de leur discours du passé (aider les pauvres du Sud) et se repositionner sur les enjeux globaux évoqués plus haut. Certes, la lutte contre la pauvreté et la lutte contre la faim restent centrales (ces deux objectifs apparaissent d’ailleurs comme deux piliers des Objectifs du Développement Durable) mais il est aujourd’hui essentiel de les relier au enjeux du changement climatique, de la perte de biodiversité, de la migration … et surtout d’envisager ces objectifs dans leurs dimensions locale et internationale ce qui implique un ré-ancrage de notre action dans notre propre société. En effet, si nous voulons nous attaquer à ces problèmes globaux de notre époque dans le cadre de la coopération internationale, disposer d’une expertise construite dans son propre pays devient indispensable pour pouvoir échanger en connaissance de cause.
En pratique, pour une ONG comme Iles de Paix qui promeut l’émergence de systèmes alimentaires durables, ceci signifie qu’au-delà d’un accompagnement de l’action de partenaires internationaux, il serait tout à fait pertinent de soutenir des processus similaires ici en Belgique afin de disposer d’une expertise concrète et de la légitimité nécessaire vis-à-vis de ces partenaires.
Se résigner n’est pas une option
Nous avons vu plus haut que la coopération internationale est confrontée à de nouveaux challenges liés à l’évolution de la société et à l’apparition d’enjeux de développement globaux. Certains considèrent que le système de la coopération étant verrouillé de l’intérieur, il ne peut pas être changé et doit disparaitre. Mais condamner la coopération internationale se traduirait sans aucun doute par la disparition d’une part significative de la société civile dans les pays les plus fragiles où les gouvernements ne sont pas prompts à la financer. La disparition de la coopération ferait également le jeu des intérêts de la finance et des pouvoirs corrompus qui pourraient ainsi consolider leur impunité. Face à ces constats, nous pensons que se résigner n’est pas une option. Comme il l’a déjà fait de nombreuses fois, le secteur du développement en Belgique est capable de se remettre en question et d’envisager de nouvelles formes d’engagement. Certaines pistes telles que la mise en place de mécanismes “programme” à la portée des populations concernées, un repositionnement stratégique et politique, le changement de perspective et le ré-ancrage au sein de notre société ont été évoquées plus haut. Ce ne sont là que quelques idées qui montrent toutefois que relever ce défi reste à notre portée.
Sources
- ACODEV et NGO Federatie, 2020 – Comment les ONG peuvent-elles devenir des acteurs de changement social à part entière dans la coopération internationale du 21ème siècle?
- Peace Direct, 2021 – Décolonisation de l’aide et consolidation de la Paix
- Be Pax, 2021 – Décoloniser les imaginaires. Le cas des ONG en Belgique
- NGO Federatie, 2021 – La décolonisation c’est maintenant
- INTRAC, 2022 – Transférer le pouvoir dans la Pratique
- ARES – VLIR, 2022 – Imaginer les futurs alternatifs de la coopération belge au développement