La coopération au développement est-elle (encore) utile ?
(Partie 1 : le temps de la remise en question)
Analyse Iles de Paix, Olivier Genard, 08/06/2022.
Depuis quelques mois, un courant de remise en question de la coopération au développement prend de l’importance. En effet, la thématique de la décolonisation de l’aide fait actuellement l’objet de nombreux échanges, d’études et de publications au sein du secteur. Comme on le verra plus loin, ce type de questionnement ne date pas d’hier mais il prend cette fois une véritable dimension existentielle.

Du mouvement « Black lives Matter » à la décolonisation de l’aide
En mai 2020, suite à la mort de George Floyd, un Afro-américain asphyxié par un policier blanc à Minneapolis, les manifestations portées par le mouvement « Black Lives Matter » ont obtenu une grande visibilité médiatique. Le mouvement a alors donné lieu à de nombreuses répliques partout dans le monde. Au-delà des violences policières racisées dénoncées par le mouvement, c’est le racisme systémique qui subsiste dans nos sociétés qui est mis en évidence. En Belgique également, de nombreux représentants de la société civile se saisissent de cette opportunité pour dénoncer le racisme omniprésent ainsi que les réminiscences de notre passé colonial dans la vie de tous les jours.
Dans le sillage du mouvement « Black Lives Matter », des groupes de militants contre les discriminations et violences racistes s’en prennent à diverses statues représentant des personnes qu’elles considèrent être liées à l’esclavage, la colonisation ou le racisme. Le 9 juin 2020, la dégradation d’une statue de Léopold II située dans le parc de l’Africa Museum à Bruxelles fait grand bruit. La sculpture a été recouverte de peinture rouge et son socle de l’inscription « BLM II ». Cet acte lance alors en Belgique un débat sur la décolonisation de l’espace public. En juillet 2020, le parlement fédéral décide la mise en place d’une commission parlementaire spéciales sur la passé colonial. Après une année de travaux, il en résultera un premier rapport de 689 pages abordant différents aspects de l’histoire coloniale belge, non seulement dans ses dimensions historiques mais aussi dans la représentation contemporaine des personnes d’origine africaine. Les constats de ce rapport sont sévères et mettent en évidence que les stigmates du colonialisme sont encore très présents dans notre société. Il n’en faudra pas plus pour qu’au sein du secteur de la coopération au développement, une série de questionnements latents refassent surface et qu’une réflexion sur la « décolonisation de l’aide » apparaisse incontournable.

Un secteur en questionnement permanent
Au sein du secteur de la coopération au développement, des questionnements ont toujours existé quant à son sens et quant à son efficacité. Dans les années 70 et 80 de nombreux projets de coopération aux allures pharaoniques furent qualifiés d’éléphants blancs du fait de l’absence totale de résultats concrets sur le terrain et de nombreux détournements de fonds. La société civile belge et en particulier les ONG furent les premières à dénoncer cette situation, prônant la mise en œuvre de projets de plus petite taille, identifiés et portés par les populations concernées.
Il n’en reste pas moins que dans l’imaginaire collectif, s’appuyant sur la théorie du rattrapage largement diffusée après la seconde guerre mondiale, les populations des pays dits « sous-développés » n’accèderaient à de meilleures conditions de vie qu’en adoptant le modèle de développement économique occidental. Si le secteur de la coopération a été un temps porteur de ce modèle de même que celui du tiers-mondisme, il a aussi su s’approprier des questionnements émanant du monde universitaire et de praticiens du développement. On se rappellera notamment de la contribution de Michael Singleton, alors professeur d’anthropologie à l’UCL, qui lors des sessions de formation des futurs « volontaires de la coopération » mettait en garde les candidats quant à leur vision ethnocentrée du concept du développement. De même, au Burkina Faso, Bernard Ledea Ouedraogo, fondateur de la fédération des groupements Naam questionne le secteur de la coopération quant à sa capacité à s’appuyer sur les dynamiques locales et la vision endogène du développement. Pendant ce temps, au Sénégal, Emmanuel Seyni Ndione, directeur de la cellule Enda Graf développe la méthode de recherche action participative qui remet les paysans avec lesquels il travaille au centre de leur propre processus de développement. Plus près de nous, Dominique Pire, Prix Nobel de la Paix en 1958 et fondateur de l’ONG Iles de Paix, met en exergue le concept du Self-Help sur lequel s’appuie les programmes qu’il soutient en Asie et en Afrique. Même si elle n’est pas encore adoptée de façon systématique dans le secteur de la coopération, à la fin des années 90, l’importance de l’approche participative ne fait plus débat.
Dans les années qui suivent, c’est principalement l’efficacité de l’aide qui est questionnée au sein du secteur. Les grandes agences de développement s’interrogent en particulier sur les résultats limités des investissements consentis. La déclaration de Paris formulée en 2005 lors du deuxième forum à haut niveau sur l’efficacité de l’aide identifie cinq principes qui devront désormais régir la coopération internationale dont notamment celui de l’appropriation qui insiste sur le rôle de pilotage par les autorités des pays « en développement » dans la définition de leurs stratégies de réduction de la pauvreté, et celui de l’alignement qui invite les pays donateurs à s’aligner sur ces stratégies. Les organisations de la société civile ne se satisfont cependant pas de ces accords, qui de leur point de vue négligent de nombreuses dimensions du développement. C’est ainsi qu’au terme d’une Assemblée Mondiale qui a lieu en Turquie en 2010, les organisations de la société civile publient les principes d’Istanbul pour l’efficacité du développement qui mettent notamment en avant les partenariats équitables et solidaires, l’apprentissage mutuel, l’engagement pour un changement positif durable, le respect et la promotion des droits humains, l’égalité et l’équité des genres, l’autonomisation des personnes, la participation démocratique, la durabilité environnementale, la pratique de la transparence et de la responsabilité.

Finalement, en Belgique, plusieurs cycles de réflexion importants ont été portés par les ONG ces dernières années sur leur rôle futur. A quoi devrait désormais ressembler la coopération internationale et comment s’y adapter? Dans une note publiée en 2014[1], on relève notamment que “la coopération traditionnelle n’est plus adaptée à notre époque. Un nouvel agenda pour la coopération internationale du 21ème siècle est en chantier. Il cherche des réponses aux défis systémiques flagrants qui nous touchent tous comme l’inégalité croissante, la raréfaction des ressources et le changement climatique. Il y a une place fondamentale pour la société civile et les citoyens de par le monde pour la mise en œuvre effective de cet agenda. Mais en tant qu’ONG internationale, si nous voulons devenir un acteur efficient et légitime de changement social à l’intérieur de ce nouveau récit, nous devons être prêts à entamer un processus de transformation de nos modes de pensée et d’action“.
Décoloniser l’aide, un questionnement de nature existentielle
Comme on vient de le voir, au travers de questionnements permanents, les acteurs de la coopération ont, au fil des années, cherché à améliorer la pertinence, l’efficacité, l’efficience et la durabilité de l’aide. La thématique de la décolonisation de l’aide qui se cristallise aujourd’hui pose toutefois au secteur des questionnements de nature plus existentielle.
Dans sa récente publication “décoloniser l’aide”, l’ONG Peace Direct relève diverses pratiques et attitudes persistantes dans le système d’aide qui dérivent de l’époque coloniale : “Les flux d’aide entre les anciennes puissances coloniales et les anciennes régions colonisées reflètent souvent leurs relations coloniales passées, le pouvoir de décision étant concentré dans le Nord. Une partie du langage utilisé dans le système d’aide renforce les perceptions discriminatoires et racistes des populations non blanches. L’expression « Renforcement des capacités » a été citée comme un exemple suggérant que les communautés et organisations locales manquent de compétences, tandis que d’autres termes, tels que « expert sur le terrain », perpétuent les images du Sud global comme “non civilisé”. La conception des programmes et de la recherche est ancrée dans les valeurs et les systèmes de connaissances occidentaux, ce qui signifie que de nombreux programmes créent par inadvertance une norme basée sur l’Occident que les communautés du Sud global sont tenues de respecter. Les connaissances locales sont, par défaut, dévalorisées“. Partant d’une analyse similaire, la fédération des ONG néerlandophone écrit dans son guide pratique “La décolonisation c’est maintenant”, que la décolonisation de l’aide qui doit favoriser l’égalité et redistribuer le pouvoir au sein du secteur implique de “mettre en cause des choses qui nous sont longtemps apparues comme des évidences. Nous devons réfléchir à notre propre histoire, à notre position dans la structure de pouvoir dominante“. Aussi, pour renforcer encore leur lutte en faveur d’un monde plus équitable et durable, [les ONG] devraient oser balayer devant leur porte et remettre en question leurs modes d’action et de communication.
Certains chercheurs et intellectuels vont cependant plus loin. Ainsi, dans la revue IMAGINE de mars 2022, l’économiste et philosophe Sénégalais Felwine Sarr en s’appuyant sur les travaux de, de la politologue camerounaise Nadine Machikou et de l’économiste tanzanienne Dambisa Moyo, considère que ” la principale modalité de relation du continent africain avec le reste du monde se fait sous le mode dominant de la compassion. On est dans un rapport où l’on vous veut du bien, mais ce faisant on vous dépossède de votre initiative. Fondamentalement, l’aide vous enferme dans une position de subalternité de laquelle vous ne sortez pas. Le temps de l’aide, c’est le temps que vous ne mettez pas à construire votre autonomie, vos compétences, vos capacités. Et quand l’aide se retire, vous vous retrouvez dans l’état antérieur, parce que vous n’avez pas construit les capacités qui vous auraient permis de sortir de la dépendance “. Sur ces considérations, il rejoint la politologue belgo-rwandaise Olivia Rutazibwa qui plaide pour l’abolition pure et simple de la coopération au développement.
Se projeter dans la coopération du 21ème siècle
Comme on l’a vu plus haut, les acteurs de la coopération et en particulier les ONG ont toujours été prompts à se questionner sur leur pertinence et sur leur efficacité. La thématique de la décolonisation de l’aide qui a pris corps récemment prend toutefois un caractère plus existentiel, tant sur le plan institutionnel que sur le plan personnel.
Pour s’adapter aux réalités du 21ème siècle, il est évident que la coopération doit évoluer (ou disparaitre) et que les acteurs qui la portent doivent se remettre en question. La thématique de la décolonisation de l’aide ouvre sans aucun doute un nouveau champ de réflexion en la matière. Il convient toutefois d’aborder ces questions de façon décomplexée. Certes, les mécanismes de la coopération au développement ne sont pas parfaits et se caractérisent encore parfois par des rapports de pouvoir déséquilibrés. Et parmi ceux-ci, celui assez indépassable de la relation financière. Il faut cependant relever les inestimables contributions des ONG qui ont su s’adapter au fil des décennies pour renforcer la pertinence et l’efficacité de leur action.
Une introspection sérieuse doit rester équilibrée, sans diabolisation ni angélisme. Le même regard critique doit se porter sur l’ensemble des acteurs de la coopération, “aidants” et “aidés”. Le débat ne doit pas occulter la qualité et les impacts du travail réalisé par les ONG belges en collaboration avec leurs partenaires locaux. Sans doute aussi sa nécessité pour soutenir la société civile dans les pays où persistent des régimes qui privent les populations de certains de leurs droits élémentaires. Il s’agit aussi, et surtout de rappeler que le vrai problème du développement se situe sans aucun doute ailleurs que dans le champ de la coopération. En effet, ce qui continue aujourd’hui à asservir les peuples se trouve plutôt dans le champ des nombreux rapports de force, politiques, économiques, culturels, qui permettent à une minorité de s’accaparer des richesses du monde et de (re)coloniser les esprits (par exemple, en imposant le modèle de l’agriculture industrielle comme solution universelle au problème de la faim). C’est avant tout à ce niveau qu’il convient de faire changer les choses et, pour cela, les ONG et organisations de la société civile gardent toute leur pertinence.
[1] ACODEV et NGO-Federatie – Comment les ONG peuvent-elles devenir des acteurs de changement social à part entière dans la coopération internationale du 21ème siècle?